2013/12/11

L'ennui et le voyage

Je t'écris une lettre.

Midi cinquante dans la gare.
Des gens se meuvent avec la ferme intention d'attendre.
Une détermination sans borne. Ils fixent des portes qui s'ouvrent et se ferment. Les mouvements de l'attente leur picotent les membres.
La tête lourde qui vacille légérement appuyée sur la paume de leurs mains inconfortablement pliées en 90. Les jambes croisées, impatientes, qui se décroisent et se recroisent, comme un galop absolument merveilleux. Les yeux décrivant une hyperbole majestueuse. L'horloge, le sol, les portes, le sol, l'horloge, le sol.

Le sol brun. Résolument brun.
Petites traces de slush qui décrotte les bottes. Peut-être cette motte de gravel vient-elle de Rivière-du-Loup. Ils ne savent pas. Ils attendent et voyagent déjà. Ils voient les visages de ceux qu'ils vont rejoindre. Ils voient leurs frigidaires avec des aimants de Pauzé Plomberie inc.
Tu vois quoi, toi, quand tu t'en va en quelque part?

***

Treize heure trois.
Entrée en République de la Pointe-du-Lac.
Les Laquais pointés sont au travail. Leurs maisons patientent, imperturbables. J'eus un jour le plaisir de rencontrer un Laquais pointé, personne de forte consistance. Il me parlait des roches sur la grève. Un petit enfant s'était tué ici. Leur coutume veut que l'on convertisse tout endroit où un enfant meurt en parking pour manger sa crème glacée. Je passe en ce moment l'endroit terrible. J'ai une pensée pour cet enfant. Mais mon coeur voyage déjà au-delà de la Pointe-du-Lac, je quitte bientôt pour des terres inconnues.

Il paraît que nous serons à Yamachiche sous peu. Le nom me fait peur. Je t'écrirai pour t'en parler.

***

J'arrive en Yamachie-Orientale.
Je vois une grande maison au toit rouge. C'est peut-être le parlement.
Je rencontre Nina Uméron, sur le banc à ma droite. Elle est scriptrice. Sa bouche sent la tartine. Elle m'explique : " Il est une absurdité du langage qui veut qu'il soit à tout prix exprimé dans le but seul d'être entendu, ou lu. Il m'a toujours semblé étrange qu'il faille absolument projeter ce langage vers quelqu'un qui puisse le recevoir..."
Je ne peux comprendre ce qu'elle dit ensuite. Nina Uméron s'est mis une tartine sur la bouche. J'entends des sons que je ne comprends pas. Elle continue de parler. Je continue de faire comme si j'écoutais. Si je n'écoutais plus, je devrais regarder les Yaméchanchois qui marchent agressivement sur le trottoir. Je ne me sens pas cette force. Je préfère regarder la tartine bouger subrepticement sur la bouche de Nina Uméron. Mes aisselles pleurent d'anxiété. Vivement que nous soyons hors de ce pays de marcheurs intimidants.

***

Le protectorat de Louiseville m'accueille, les gens festoient dans l'autobus qui vrombit joyeusement sur la terre battue. Apparemment, il s'agit du jour national des Louisiens. Nina Uméron dort sous une pile de tartine. Le chauffeur chante l'Internationale Capitaliste. Les passagers de derrière se perdent en accolades osées, se caressent les joues et les mollets, quelquefois un bas ou un pull sont projetés dans les airs. Cela sent le poisson et les gauffres au jambon. Tous les enfants sont cachés dans les soutes placées au-dessus des bancs. Un itinérant, qui habite le véhicule depuis plusieurs mois parait-il, cogne sur les soutes. Un enfant surgit et clame haut et fort une décimale de Pi. Je me sens, moi aussi, Louisien. Dehors, je vois une grande construction avec une tour où sonne une cloche. Il s'agit sans doute du parlement. Deux hommes nus sont couchés l'un par-dessus l'autre devant l'édifice. Ils bougent rapidement. Ce sont peut-être des députés. Je dois cesser de t'écrire pour maintenant, la masse de passagers en perpétuelle accolade me réclame.

***

À peine arrivés dans la Cité-État de Berthier, l'homme du banc de devant se retourne et me dit : "Je n'ai pas envie de vivre." La grise murale de Berthelons, campés sur le bord de la rue, font une funèbre haie d'honneur à l'autobus. Je cale plus loin mon regard dans la fenêtre.

"Je n'ai pas envie de mourir. Cela est trop funèbre. Je n'ai pas envie de vivre, c'est tout. Des fois l'impulsion m'a prise, et par deux fois j'y étais. Je n'ai pas envie de vivre. On dirait que c'est un crime."

Les Berthelons m'accusent. Leurs têtes suivent ma fenêtre, j'en suis sûr. Le ciel est atrocement bleu et vide.

"Je vis par commodité, parce que c'est plus simple, surtout pour les autres. Je n'arrive pas à aimer quelqu'un. Tout cela m'élude. Tout cela vient vite faux. Et cela m'épuise. J'ai bien des amis, mais je rêve d'être seul. Je rêve d'être seul, oui, ce serait plus facile."

Je dois faire semblant d'aller aux toilettes. Je ne sais pas si il y a un parlement à Berthier. Je n'ai rien à te dire. Je t'écrirai plus tard.

***

Il s'agit de la dernière trace écrite du docteur Fritz avant sa disparition. Ces lettres, apparemment sans destinataire, ont été retrouvées dans la carcasse d'un autocar à combustion soupapée de calibre 35, quelque part sur la frontière entre la Fédération de Lanoraie et la Cité-État de Berthier. Il est difficile de déchiffrer ce qui semble être ni plus ni moins que la plus grande énigme du docteur Fritz. Goldshläh Barbottier, professeure au département de lecture de tableau de l'Université de la Métropole, produit en ce moment une thèse sur l'emploi des pronoms masculins dans cette mystérieuse correspondance. Elle entend ainsi percer le mystère qui a conduit à la disparition du docteur Fritz. 

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