2014/02/14

L'ennui et le coup de foudre

À l'occasion du jour de la fornication mondiale, le Centre Jean-Paul Daoust offre des conférences sur les afflictions des relations modernes. Cet événement offre aux spectateurs lubriques de scabreux témoignages d'experts, tels que "Consistance et substance du sentiment amoureux chez les tartines", par Nina Uméron, "Borderline Bonheur", d'Amin Amadou, et "Discussions illusoires sur le coup de foudre", de Jacquelin Croustillans. Afin de mettre en appétit les intéressés, voici un extrait de la conférence de Croustillans.

À la Banque régionale de disponibilité relationnelle, je m’assois devant l'écran et je fixe. Défilent des membres et des visages, des protubérances nasales, des poils. Allô ça va oui toi tu fais quoi je relaxe toi moi aussi ad nauseam. Je tente des réponses aléatoires. Allô ça va oui toi tu fais quoi je cherche une recette de pâtes aux avocats, je tuerais pour de l'avocat en ce moment ok... tu fais quoi toi je relaxe ok... Le langage m'épuise. Je suis une pierre anémone et visqueuse. Je décide d'aller faire un tour dans la Banque de proximité intime, des membres et des visages, des syntagmes déroutants d'asémantisme. Je cherche un gars avec de la barbe mais je suis ouvert j'ai déjà un père 420 friendly cherche du cul cherche le vrai amour toi oui toi qui est sur cette page j'ai 18 ans et je suis comme la vie est jeune regarde mon instagram ma tronche sexy je suis en chest je vais au gym je m'entraîne je veux pas de superficiel lol ok. Je me demande ce que je fais. À toutes les minutes. À toutes les secondes. Je rage. Puis en un instant je vois dans le coin de l'écran des yeux bleus éclatés, une franche arcade sourcilière, le coin de la lèvre relevé, deux plis de la joue sur une peau claire, le nez avancé un peu, le menton rond, quelque chose dans l'ensemble des traits qui fait craquer le calcaire dans lequel je me minéralise.Je ferme le terminal, je reste quelques instants devant l'écran noir, à regarder mes propres traits. Je me lève et je pars. 

Vers minuit, je suis installé par terre, dans la salle de bains. Je fixe le vide, j'écris sur les murs avec mes yeux des syllabes stupides. Je me souviens parfaitement du visage, de l'arcade sourcilière franche, du menton rond. Il n'est pas plus beau qu'un autre. Je me ferme les yeux et je m'amuse à reconstruire son visage, trait par trait. Je le défais, je le refais. Je me demande, encore, ce que je fais. Je ne fais rien. Je vais me coucher. 

Treize heures, j'ai peu dormi. D'instinct je bois du café tiède, puis je m'habille et je marche d'un bon pas vers le Centre de conjonction humaine du quartier de l'Est. J'ouvre le terminal de la Banque de proximité intime. Je ne vois pas de membres ou de visages, seulement une masse informe de photons muets. Je cherche des yeux bleus éclatants, j'ignore vraiment pourquoi, dans le fond. Sans succès. Je vais dîner. Je reviens. Et il est là. Allô ça va oui toi tu fais quoi rien je relaxe toi pas grand chose je relaxe aussi... puis je lui pose plusieurs questions. Je suis intéressé. Dans cette mare de gens, je pense qu'il m'attire vraiment. Je pense que je sens quelque chose. En tout cas c'était bien de te parler. Il a apprécié notre interaction. On se reparle, j'aimerais te voir pour discuter. Il aimerait que nous ayons une vraie discussion. 

Je suis satisfait. Je me dis que je ne suis pas une anémone rocheuse et dégoulinante. Je me dis que quelqu'un m'intéresse. Je n'ai pas à me forcer. Je trouve que ces émotions que je ressens si rarement sont agréables, j'attribue cela à des circonstances farfelues. Franchement, nous nous sommes échangé 20 messages tout au plus. Puis je deviens joyeux, je me dis que depuis tout ce temps, je réussis à être intéressé, ce n'est pas rien. J'aimerais ouvrir une bouteille de vin. J'aimerais crier dehors. J'aimerais voir des amis et leur faire des compliments. Je dors bien.

Le lendemain, je retourne à la première lueur du jour au Centre de conjonction humaine du quartier de l'Est. Je me trouve excessif, pathétique, et je m'en fous. J'attends de voir son visage. Ce visage me fait un certain bien. Je n'ai aucune idée pourquoi. Pourquoi cette personne qui semble si banale, qui dit pourtant les choses comme tous les autres les disent, cette personne que je ne connais pas. Pourquoi cette personne? Pourquoi. Il est là. Je lui envoie un message et j'attends. Il ne répond pas. J'attends. Il ne répond toujours pas. 

Je suis un membre, un visage, moi aussi, j'ai tendance à l'oublier.
J'ai dit des choses très ordinaires, je ne voulais pas le brusquer. 
Je comprends. 
Je suis triste. Je suis sûrement trop triste. Je sens tout de suite le calcaire qui vient s'engouffrer dans ma gorge et qui me lacère la trachée. Je suis une roche. Je ne devrais pas l'oublier. Je me trouve stupide, voyons. Les coups de foudre, ça n'existe pas.